- Albert Frère et Paul Desmarais étaient les actionnaires historiques d’Imerys, à travers leur holding Pargesa. À leur décès, ils avaient respectivement accumulé une richesse de 5 milliards d’euros et de 4,5 milliards d’euros.
- Par le biais de multiples sociétés, les descendants d’Albert Frère et Paul Desmarais font aujourd’hui partie des principaux décisionnaires de la holding Groupe Bruxelles Lambert (GBL), un empire financier qui possède plus de la moitié du capital d’Imerys.
- L’opposition, à Glomel, peut contrarier la stratégie d’expansion d’Imerys, qui lance un projet d’exploitation de lithium dans l’Allier.
Un véritable mystère plane sur Glomel quand on évoque la société qui exploite la carrière d’andalousite. Pour certains habitants — les plus âgés — la mine appartient à la « Damrec » (Denain-Anzin Minéraux réfractaires et céramiques), société historique, originaire du nord de la France, implantée dans le village en 1970.
« C’est un petit trésor qui nous est arrivé, nous étions vraiment heureux, car elle créait des emplois et payait la taxe professionnelle », se souvient René Quilliou, maire de Glomel de 1980 à 1995.
Pour d’autres, la mine appartient à une multinationale, Imerys, 13.700 salariés, présente dans 54 pays, dont les dirigeants semblent si lointains qu’on ne connaît même pas leur nom.
Mais pour la plupart des Glomelois, le site est exploité par une entreprise familiale française dont la directrice, Christelle Planque, est présente sur place. Comme des milliers d’autres villages, Glomel vit en réalité à l’heure de la finance internationale : à la fois locale et mondiale, visible et invisible, concrète et immatérielle. Alors, qui est donc Imerys ?
Pour le savoir, il faut remonter le fil de l’histoire. La Damrec est née dans le berceau du capitalisme industriel du Nord-Pas-de-Calais. Dès 1969, l’entreprise réalise des sondages puis des tests de faisabilité industrielle et obtient un permis d’exploitation le 23 août 1972 par arrêté ministériel.
En 1985, la société Imétal, créée par la famille de Rothschild, qui a fait fortune dans le secteur bancaire, rachète la Damrec. En pleine santé financière, Imétal devient appétissante pour Albert Frère et Paul Desmarais, un célèbre duo de financiers belge et canadien. Pour eux, une société est un actif financier comme un autre, qui doit produire de la valeur et qui permet de diversifier les investissements.
C’est ainsi qu’en 1987, tous deux prennent des participations dans Imétal via une structure financière dont ils sont actionnaires, Pargesa, qui possède une partie du Groupe Bruxelles Lambert (GBL). L’entreprise étend ses activités en Asie, en Amérique latine et aux États-Unis. En 1999, elle achève sa mutation et prend le nom qu’on lui connaît actuellement : Imerys.
Dans les années 2000, le tandem de milliardaires fait les 400 coups, profitant du mouvement de financiarisation du secteur industriel. Avec leur structure financière commune, Pargesa, les deux hommes d’affaires prennent des participations dans toutes les multinationales qui comptent, comme Lafarge, Total ou GDF SUEZ.
Le livre Les Prédateurs (Denis Robert et Catherine Le Gall, 2018, éditions Cherche Midi) raconte qu’Albert Frère, via sa holding, mène aussi des opérations controversées, comme en 2006, avec la vente de la chaîne Quick à la Caisse des dépôts et consignations, en France.
Un duo de milliardaires qui menait grand train
Les deux hommes mènent grand train, loin du petit village de Glomel. C’est ainsi que le 30 août 2001, Paul Desmarais concocte une fête grandiose pour les 80 ans de sa femme, Jacqueline, dans sa vaste demeure de Sagard, au Québec. Dans une vidéo des Anonymous postée sur YouTube, on y voit les invités en smoking et robes de soirée, dont Donald Trump, George W. Bush et sa femme, et même le chanteur Robert Charlebois, se presser sous des coupoles au style vénitien.
Des paons empaillés sont posés sur les tables où le champagne coule à flots et, la nuit venue, tout le monde se dirige vers une salle de concert construite pour l’occasion dans les jardins de la propriété. Une soirée qui a nécessité un an de travaux et qui aurait coûté, selon les journalistes du mensuel satirique québécois Le Couac, cité par le quotidien québécois Le Devoir, aux alentours de 12 à 14 millions de dollars canadiens en décor et frais de bouche.
Deux ans plus tard, en septembre 2003, Albert Frère décide à son tour de mettre les petits plats dans les grands à Château Cheval Blanc à Saint-Émilion, qu’il avait acheté en 1998, conjointement avec Bernard Arnault. C’est dans cette splendide demeure en pierres blanches, bâtie dans un vignoble d’exception, qu’il marie sa fille, Ségolène, avec un jeune homme élégant et ambitieux, Ian Galienne. Sur les photos, les jeunes mariés sont entourés de prestigieux invités parmi lesquels on peut apercevoir Bernadette Chirac, Betty Lagardère ou encore Nadine de Rothschild.
Vingt ans plus tard, Albert Frère et son acolyte, Paul Desmarais, sont décédés. La richesse de Paul Desmarais atteint 4,5 milliards d’euros à son décès en 2013 ; et celle d’Albert Frère, 5 milliards d’euros à son décès en 2018. Ils ont légué à leurs enfants leurs parts dans la société Pargesa, la structure juridique au cœur de leurs activités financières, qui détient aujourd’hui 31 % de la holding GBL.
Cette même holding qui possède 55 % d’Imerys (soit 68 % des droits de vote), aux côtés de Blue Crest Holding CA (5 % du capital) et une multitude d’autres actionnaires (40 %).
Albert Frère, dont le fils aîné n’avait pas le goût des affaires, a accompagné les premiers pas de son beau-fils, Ian Galienne, dans son empire. Celui-ci gère le fond de capital risque Ergon en 2005 (le fonds des sociétés non cotées en bourse de GBL), avant de devenir, sept ans plus tard, administrateur délégué de GBL. C’est ainsi que le jeune marié est devenu le dirigeant de la puissante société d’investissement. Aux côtés des héritiers, il y a des actionnaires minoritaires : la société d’investissement basée dans l’État du Delaware (États-Unis), Artisan Partners Limited Partnership et Artisan Partners Asset Management Inc et la new-yorkaise First Eagle Investment Management LLC(1).
Des héritiers sur les traces de leurs parents
Par le biais de multiples sociétés, les descendants de Frère et Desmarais ont aujourd’hui un fort pouvoir décisionnaire sur GBL qui détient plus de la moitié du capital d’Imerys. Ian Galienne en est l’administrateur délégué et le Chief Executive Officer (CEO) et il partage la gouvernance avec Paul Desmarais Junior, fils de Paul Desmarais, président du conseil d’administration.
À leurs côtés, en tant qu’administrateurs, on trouve Cédric Frère, petit-fils d’Albert Frère ; Paul Desmarais III, petit-fils de Paul Desmarais ; et Ségolène Frère Galienne. La dynastie est à présent à la tête d’un portefeuille d’entreprises aux profils divers : ils possèdent 55 % d’Imerys, mais aussi 8 % d’Adidas ou 7 % de Pernod Ricard.
Les descendants d’Albert Frère et Paul Desmarais partagent avec leurs illustres parents le goût pour les affaires et pour la discrétion. Ségolène Frère semble suivre les pas de son père en diversifiant ses fonctions et ses investissements. Elle siège au conseil d’administration de la Power Corporation, la holding de la famille Desmarais mais aussi à celui de Christian Dior SE et de la Société civile du Château Cheval Blanc. En août 2023, il était question, selon le quotidien belge l’Echo, qu’elle prenne une participation dans la société de cosmétique La Rosée via la société d’investissement FG Bros qu’elle a montée avec son mari, Ian Galienne.
Quant à Paul Desmarais Junior, il a gardé de son père un penchant pour le grandiose. Friand d’endroits naturels et sauvages, il possède, selon le Journal de Montréal, plusieurs propriétés à proximité du lac de Memphrémagog, au nord-est de Montréal, au Canada. Sur l’un de ses terrains, il a souhaité construire une immense villa avec terrain de tennis intérieur et, pour cela, il a demandé une dérogation pour déboiser 2.500 m² de forêt. Refus de la municipalité des Cantons-de-l’Est. Cela ne devrait pas affecter la valeur de la propriété, estimée à plus de 28 millions de dollars canadiens (18 millions euros).
Ainsi, les héritiers d’Albert Frère et de Paul Desmarais continuent l’ascension initiée par le célèbre duo. Difficile de chiffrer avec précision leur fortune, mais le rapport de GBL indique les rémunérations qu’ils perçoivent pour leurs différents postes. Ian Galienne, en tant qu’administrateur délégué, a reçu, en 2023, un salaire fixe annuel de 1,2 million d’euros et une rémunération variable de 600.000 euros.
Paul Desmarais Junior, en tant que président du conseil d’administration, a perçu 192.500 euros. Tandis que Ségolène Frère et Cédric Frère ont gagné 42.500 euros comme administrateurs, toujours en 2023. Ces rémunérations s’ajoutent à celles perçues dans le cadre de leurs autres fonctions comme celle d’administratrice au sein d’autres sociétés pour Ségolène Frère ou bien président du conseil de la Power Corporation pour Paul Desmarais Junior.
Contactée par Splann!, la holding Groupe Bruxelles Lambert (GBL), n’a pas répondu à nos questions.
Un cordon de holdings
La famille Frère-Desmarais nous plonge ainsi dans le monde de l’actionnariat des multinationales. Un monde bien différent de celui du village de Glomel, où les débats font rage sur l’ouverture de la quatrième fosse de la mine d’andalousite par Imerys. Pourtant, les deux univers sont reliés de manière invisible par une cascade de sociétés financières empilées comme des poupées gigognes.
La lecture des documents financiers donne le vertige. Albert Frère et Paul Desmarais affectionnaient en effet, comme nombre de leurs acolytes, les schémas financiers complexes. Imerys Glomel est détenue par deux holdings financières, Mircal et Parimétal, respectivement créées en 1985 et 1978. Ces deux sociétés financières sont elles-mêmes détenues en totalité par le groupe Imerys France Groupe qui, quant à lui, est détenu à 55 % par la holding GBL donc.
Mais le jeu de piste ne s’arrête pas là. GBL fait, elle aussi, partie d’une toile complexe. Elle est détenue à 31 % par Pargesa, qui est la propriété à 100 % de la holding Parjointco, que se partageait le tandem Frère et Desmarais. Maintenant qu’ils sont morts, les ramifications se poursuivent dans chaque dynastie. Du côté Frère, par exemple, les 50 % sont détenus par la holding Eagle capital SA, elle-même détenue par les deux descendants d’Albert Frère, Ségolène et Gérald. Et, bien sûr, on retrouve le même type de ramifications du côté de Paul Desmarais.
Dans le schéma actionnarial et financier de GBL, Imerys Glomel est ainsi une société parmi tant d’autres. Elle fait indirectement partie du grand tout Imerys France qui elle-même fait partie du grand tout GBL.
Imerys est à l’heure actuelle un groupe florissant, « leader mondial des spécialités minérales pour l’industrie ». En 2023, elle est l’entreprise qui a permis à GBL, selon son rapport annuel, d’encaisser le plus de dividendes avec 179 millions d’euros soit 38 % du total des dividendes perçus en 2023 (gains exceptionnels liés à la cession de la branche d’activité HTS-solutions de hautes températures).
Tandis que les bénéfices d’Imerys Glomel se sont élevés à 2,5 millions d’euros en 2021 et 2,3 millions d’euros en 2022. Imerys Glomel a, respectivement, distribué un peu plus de 2 millions sous forme de dividendes en 2021 et 974.000 euros en 2022.
Eu égard au labyrinthe de holdings décrit ci-dessus, il est difficile de savoir à qui ou à quoi a servi cet argent. Deux experts-comptables, consultés par Splann ! ont expliqué qu’il peut avoir été utilisé pour réaliser des investissements, rembourser des prêts ou rétribuer les actionnaires. Mais, à moins d’avoir les documents comptables correspondant à chaque entité, la trace des sommes se perd dans la cascade de structures. GBL comme Imerys n’ont pas répondu à nos questions.
La contestation à Glomel : un test pour les autres projets d'exploitation d'Imerys en France
À un bout de la chaîne, il y a les actionnaires de GBL et les dirigeants d’Imerys. De l’autre, le mouvement contestataire qui ne cesse de prendre de l’ampleur à Glomel. Se peut-il que cette mobilisation représente une menace pour la multinationale ?
L’opposition des populations locales face aux projets miniers est un risque pris très au sérieux par l’industrie. Pauline Massé, doctorante en géographie à l’université Lumière Lyon 2, lie le renforcement de ces luttes territoriales à l’émergence du mouvement dit du « renouveau minier » en France.
Une stratégie qui a émergé au début des années 2000 pour relancer l’industrie minière et assurer à la France une indépendance énergétique. Dans ce sillage, la demande de permis miniers s’est multipliée et, parallèlement, les phénomènes de contestation se sont développés.
En 2023, EY (anciennement Ernst and Young), l’un des plus gros cabinets conseils au monde, a classé ces oppositions comme le premier des dix risques majeurs pour les grands groupes miniers : « Les questions environnementales et sociétales demeurent en première position cette année. Ces critères sont devenus une composante incontournable dans les plans d’investissements et les stratégies des acteurs miniers. »
Chez EY, Christian Mion, expert mines et « emerging market », confirme que les entreprises doivent s’améliorer dans la prise en compte de ce risque : « En France, c’est un phénomène relativement neuf et les entreprises doivent monter leur courbe d’apprentissage. Si on ne respecte pas les critères, les erreurs peuvent coûter très cher. »
Les dirigeants d’Imerys ont bien compris ces enjeux et ils insistent sur l’image verte du groupe. Patrick Kron, président du conseil d’administration et directeur général du groupe Imerys, évoque l’« engagement indéfectible » de l’entreprise qui souhaite « être un leader investi à préparer un avenir meilleur » dans son document d’enregistrement universel de 2023.
Au fil des pages, le rapport égrène les expressions qui évoquent la transition énergétique : « construction durable », « ciment vert », « construction bas carbone », « mobilité durable » et « panneaux photovoltaïques ». Et, à Glomel, Imerys met en avant les mesures compensatoires qu’elle applique pour préserver l’environnement, comme le reboisement volontaire en feuillus ou le renforcement des haies bocagères. Une communication qui se heurte pourtant aux réalités de nos analyses : l’environnement de la mine est contaminé, comme nous le montrons dans le 1er volet de notre enquête.
La communication du groupe suffira-t-elle à contrer la fronde qui gronde aujourd’hui à Glomel ? À défaut de pouvoir s’adresser directement aux actionnaires de GBL qui évoluent si loin d’eux, les opposants à Imerys représentent un grain de sable pour la stratégie d’expansion de la multinationale. Une stratégie qui se joue en ce moment-même, à Échassières dans l’Allier, où le groupe lance un projet d’exploitation de lithium.
Illustrations par Aurélie Calmet
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